La rationalité de la foi

Depuis le début de ce que les schémas historiques appellent l’époque moderne (XVIIè siècle), nous avons pris l’habitude de séparer rigoureusement l’attitude scientifique de l’attitude religieuse, et même de les opposer en les considérant parfaitement incompatibles. Beaucoup de gens s’offusquent par exemple en entendant un scientifique avouer sa foi, jusqu’à remettre en question son professionnalisme et ses compétences de chercheur justement, estimant que science et religion ne peuvent raisonnablement cohabiter.

Ce qui m’intéresse ici, c’est d’examiner rapidement les sources de ce conflit, et la manière dont on renvoie face à face ces deux perspectives que sont l’attitude scientifique et l’attitude spirituelle. Mais ce que j’aimerais surtout montrer, en m’appuyant précisément sur des recherches scientifiques et mathématiques notamment, c’est que l’acte de foi peut être considéré comme tout à fait rationnel, voire logiquement incontestable, ce qui peut même, à l’extrême, nous conduire à désigner une attitude athée comme allant à l’encontre de toute logique rationnelle.

Bien sûr, je n’irai pas jusqu’à défendre cette position, car j’estime que même si l’attitude consistant à opposer foi et raison est en même temps infondée et indéfendable sur un plan purement logique, le fait d’établir une rationalité d’ordre scientifique à l’acte de foi n’autorise pas à faire preuve du même type d’obscurantisme dans le sens opposé. Au contraire de la position agnostique (ne pas se prononcer sur l’existence de Dieu), l’athéisme, en tant que conviction en la non-existence d’un Dieu, relève pleinement d’un acte de foi, puisque parfaitement indémontrable, et n’a pas non plus en ce sens à se légitimer dans la mesure où cette croyance doit relever d’une conscience purement individuelle et intime.

Les sources d’une opposition

A priori, ce qui caractérise l’opposition entre science et religion, dans la conscience commune, c’est une sorte de face à face binaire entre deux schémas à la fois erronés et très restrictifs : d’un côté la science, associée à la raison, la logique, la vérité, l’objectif, et de l’autre la religion, assimilée à la croyance, l’imaginaire, l’incertitude et le subjectif.

Présenté comme ça, on se rend bien compte que cet oxymore science/religion est à la fois incomplet, artificiel, voire intenable, mais c’est pourtant ce qui semble animer au quotidien le débat entre « purs scientifiques » et « purs croyants ». Il est d’ailleurs dommageable que les uns et les autres s’excluent mutuellement ainsi, mais le nerf de la guerre et les arguments avancés par chaque camp sont plus ou moins redondants : d’un côté les scientifiques vont se parer d’un savoir complètement rationnel, logique et par là même irréfutable, ne supportant aucune objection puisque parfaitement objectif. A l’opposé, les religieux vont utiliser au fond le même argument, mais à l’appui d’un relativisme absolu qui va consister à soutenir que leurs propos relèvent de la foi, que chacun est seul maître de sa propre croyance, et qu’en ce sens aucun énoncé ne peut la réfuter.

Vous l’aurez compris, ces deux postures me paraissent aussi extrêmes l’une que l’autre, mais surtout bêtement restrictives. Je ne suis pas convaincu par exemple que la science soit toujours rationnelle, et il est avéré que ses énoncés n’ont qu’une durée de vie limitée, de la même manière que je suis tout à fait persuadé que l’on peut trouver des arguments rationnels tout à fait solides en faveur de la foi. Ce sont ces deux aspects que je voudrais creuser à présent.

Relativité de la science et rationalité de la foi

La première des choses qu’il faudrait vraiment remettre en question, c’est ce caractère à la fois rationnel, immuable, universel et parfaitement incontestable des « vérités » scientifiques.

Pour commencer, la science repose davantage sur une attitude empirique (expérimentale) que véritablement rationnelle. Les énoncés scientifiques sont « démontrés » a posteriori, mais au départ de chacun de ces énoncés, il n’y a rien de plus qu’une hypothèse, une opinion, une intuition même. On part donc d’une idée complètement subjective que l’on va chercher à démontrer scientifiquement pour voir si cela fonctionne ou pas. Il faut noter également que la « preuve » de ces énoncés scientifiques n’est valable qu’au sein de ce qu’on appelle le « paradigme » scientifique, c’est-à-dire au sein de ce schéma. Par exemple, un théorème mathématique ne peut être prouvé que via les mathématiques. Sortez du cadre mathématique, vous aurez beaucoup de mal à montrer que la somme des angles d’un triangle est toujours égale à 180°, ce qui remet sérieusement en question le caractère universel de ce type d’énoncé.

En second lieu, et par-delà le fait que la science s’auto-valide au fond elle-même, en ayant beaucoup de mal à sortir de son paradigme, il faut également considérer que ce qui caractérise un énoncé scientifique, c’est sa faible durée de vie. Là, soyons clair, je n’énonce pas une théorie personnelle, cette idée est communément admise en épistémologie depuis que Karl Popper a établi, comme critère de scientificité, la possibilité d’invalidation d’un énoncé. En clair, un énoncé ne peut être considéré comme scientifique s’il ne peut être réfuté. Pour reprendre l’exemple précédent, ce qui a permis de considérer comme scientifique le fait que la somme des angles d’un triangle soit toujours égale à 180°, c’est le fait que cet énoncé puisse être invalidé par la suite, ce qui n’a pas manqué d’arriver, et à deux reprises (on sait aujourd’hui que la somme des angles d’un triangle peut aussi être supérieure ou inférieure à 180°). Dès lors qu’on à cela en vue, on a donc beaucoup de mal à considérer les énoncés scientifiques comme des vérités à la fois universelles et immuables. Pour les scientifiques eux-mêmes, de telles vérités relèvent du domaine de la mystique, la science étant caractérisée par la caducité de ses propositions.

Envisagé comme ça, on peut donc considérer que le domaine des « vérités immobiles » relève de la croyance, en ce sens qu’elles sont parfaitement subjectives, mais ça n’est pas ce qui m’intéresse ici. Je ne vais pas non plus m’attarder sur des arguments purement spéculatifs et relevants plus ou moins du jeu d’esprit comme le fameux pari de Pascal (cf Pascal, Les Pensées, fragment 233 de l’édition Brunschvicg). Ce qui m’intéresse, c’est de montrer que la foi en un dieu par exemple peut être considérée comme tout à fait rationnelle, voire même davantage en adéquation avec la logique que la position athée (qui au fond, je l’ai dit, relève elle aussi de l’acte de foi). Pour cela, je m’appuierai essentiellement sur l’idée que l’univers est né d’un hasardeux concours de circonstances plutôt que d’une « cause première », c’est-à-dire d’une certaine forme d’agencement ordonné, pour montrer que la première position est beaucoup moins défendable sur le plan logique que la seconde.

Je serai volontairement assez bref, car je vais exposer ici une idée qui n’est pas de moi, et qui est expliquée de manière très complète dans un ouvrage écrit conjointement par Jean Guitton, philosophe chrétien réputé pour son sérieux et son érudition, et Grishka et Igor Bogdanov, physiciens et astrophysiciens qui ont malheureusement, malgré leurs compétences certaines, beaucoup soufferts de leur surexposition médiatique. Pour ceux que ça intéresse je vous renvoie donc à l’ouvrage : Dieu et la science, Editions Grasset et Fasquelle, Paris, 1991.

Très rapidement donc, l’idée défendue dans l’un des chapitres est la suivante : la naissance de l’univers, et a fortiori l’éclosion de la vie, résultent d’une foule de combinaisons et de facteurs qui, si le plus infime d’entre eux avait été légèrement modifié, n’auraient jamais pu voir le jour, ce qui remet fortement en question le fait que ces combinaisons aient eu lieu au hasard. Je cite un passage, ce sera plus clair :

« Il est vrai que le calcul des probabilités plaide en faveur d’un univers ordonné, minutieusement réglé, dont l’existence ne peut être engendrée par le hasard. Certes, les mathématiciens ne nous ont pas encore raconté toute l’histoire du hasard : ils ignorent même ce que c’est. Mais ils ont pu procéder à certaines expériences grâce à des ordinateurs générateurs de nombres aléatoires. A partir d’une règle dérivée des solutions numériques aux équations algébriques, on a programmé des machines à produire du hasard. Ici, les lois de probabilité indiquent que ces ordinateurs devraient calculer pendant des milliards de milliards de milliards d’années, c’est-à-dire pendant une durée quasiment infinie, avant qu’une combinaison de nombres comparable à ceux qui ont permis l’éclosion de l’univers et de la vie puisse apparaître. Autrement dit, la probabilité mathématique pour que l’univers ait été engendré par le hasard est pratiquement nulle. »

L’extrait est limpide, il n’y a pas grand-chose à ajouter, mais on voit bien que d’un point de vue purement mathématique, statistique est logique, il est beaucoup plus rationnel de soutenir que l’univers, et la vie, ont été créés à l’initiative d’une forme de conscience extérieure, ou du moins d’un ordre naturel réglé, que par le fruit du hasard via une accumulation de coïncidences fortuites.

Une opposition renversée ?

Ce que l’on peut tirer des observations que l’on a examinées jusqu’à présent, c’est que le schéma simpliste consistant à associer la science à la raison, à l’universalité et à l’objectivité, en l’opposant au subjectif et au relatif de la foi n’est pas aussi évident que ce qui paraît au premier abord.

En voulant caricaturer le débat dans l’autre sens, et en étant un peu provocateurs, on pourrait même dire que la science repose finalement sur beaucoup moins de certitudes que la religion. D’une part car, on l’a vu, la posture scientifique se fonde sur une démarche empirique est qu’elle se construit de manière perpétuelle en détruisant ce qu’elle a énoncé précédemment, là ou la religion a de son côté une fâcheuse tendance à ne jamais vouloir remettre en question ses énoncés. Mais de manière plus intéressante, on a même pu envisager le fait que l’avènement du monde et de la vie n’avait quasiment aucune chance, en matière de probabilités, de reposer sur le hasard, ce qui plaide au minimum, de manière presque scientifique, pour une conception ordonnée et réglée de l’univers, voire pour une impulsion extérieure à sa source.

Sans vouloir remuer trop de vase et rentrer dans des provocations inutiles, tout ceci peut au moins, je l’espère, permettre à chacun, scientifiques et religieux, de se montrer un peu moins dogmatiques en ce qui concerne leurs positions respectives. Une telle attitude pourrait permettre de dépasser cette ambivalence un peu frustrante, et pourquoi pas, de penser conjointement le monde selon ces deux modèles qui n’ont rien d’antagonistes, comme les auteurs de l’ouvrage que j’ai cité plus haut ont tenté de le faire.

Quelques doutes de plus pour terminer…

Pour terminer, j’aimerais insister sur le fait qu’il ne s’agissait surtout pas ici, à mes yeux, de faire l’apologie de la religion en dénigrant la posture scientifique. Je voulais simplement proposer une alternative au schéma un peu trop restrictif qui a malheureusement pignon sur rue, en montrant que la foi pouvait aussi avoir des fondements tout à fait rationnels, de la même manière que la science pouvait également être construite sur beaucoup d’incertitudes, de tâtonnements et d’hésitations.

Mais surtout, je trouve dommage de vouloir aujourd’hui bâtir un monde que l’on s’imagine parfaitement systémique, sur des vérités périssables par essence, en se berçant d’une illusion qui relève elle aussi, au fond, de quelque chose de très mystique.

Mais histoire de jeter encore un peu plus de doutes dans la marmite, si l’on considère l’acte de foi comme rationnel, peut-on encore, au final, appeler ça de la foi ? C’est un autre débat en tout cas…

Auteur : Shaël

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